ailleurs si j’y suis

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– Je trouve le temps long, dit-il en détournant les yeux vers la fenêtre ouverte sur le soir.
– Voudrais-tu peut-être qu’il soit court? lui demanda-t-elle en riant.
– Pas nécessairement court, non. Mais pas long non plus.
Elle l’observait de côté. Il était difficile de décoder l’expression de son visage. Il était affable mais distant. Elle ne savait que faire et serait volontiers allée voir ailleurs si elle y était, comme quand elle était enfant et qu’on l’envoyait voir dans la cuisine si l’on y était. Quand on était au salon. Quelle idée saugrenue. Mais les adultes avaient de drôles d’idées, elle avait déjà pu à maintes reprises s’en rendre compte. Ils se cherchaient toujours là où ils n’étaient pas. Et il ne fallait pas les contrarier. Il fallait aller voir dans la cuisine et revenir au salon pour leur dire gentiment qu’on ne les y avait pas trouvés. Mais d’autre part, pensait-elle alors, s’ils n’étaient pas capables de se rendre compte tous seuls qu’ils étaient au salon, qu’y pouvait-on?
Elle l’observait de côté et courait à perdre haleine dans les pièces de sa mémoire pour voir si elle y était.

le monde à soi

Elle était bien décidée à creuser dans le paysage un chemin qui s’y serait perdu. Au fond, elle n’y était pour rien. Comme son coeur battait et qu’elle respirait, elle en convint qu’elle était vivante. La lumière forte enveloppait son beau visage et faisait danser autour d’elle de curieux chatoiements dans les herbes hautes. C’était à tomber à terre, tant de beauté. À tomber, vivant, à terre. Mais elle marchait, elle marchait. Elle cherchait dans la courbe savante que dessinait son barycentre au dessus du sol, une clé pour entrer, une formule magique à prononcer en silence, au creux du coeur, pour voir refluer le monde à soi.

le petit chaperon vert le nuit venue

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Il était une fois un petit chaperon vert qui ne voulait pas aller chez sa grand-mère.
– C’est toujours la même histoire! Je vais chez ma grand-mère, je rencontre le grand méchant loup, il me mange. Dieu ce que j’en ai assez! Et c’est peu dire. Non mais vraiment, je me demande comment on peut croire qu’un petit chaperon, tout vert qu’il soit, puisse avoir impunément envie de revivre toujours la même chose.
Sans même avoir réalisé que ses pas l’y portait, le petit chaperon vert se retrouva dans le bois, sur le sentier qu’il connaissait bien.
– Et puis tant pis après tout! Si j’ai envie d’aller me promener, j’y vais, et d’un pas allègre même! Est-on libre si on ne l’est pas?
Sans s’émouvoir de ce paradoxe saugrenu, le petit chaperon vert s’enfonça dans le bois. La lumière baissait doucement et le soir arrivait à grands pas. Lorsque la nuit couvrit complètement le bois, le petit chaperon vert se rendit compte qu’il était perdu.
– Fichtre! Je dois bien avouer que si le grand méchant loup m’avait mangé, je n’en serais pas là! Liberté cruelle!

 

la vraie vie commence quand on ne compte pas

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J’avais la tête en feu et la bouche fiévreuse. Je disais en riant que dans le passé il m’était arrivé – et cela arrive – de n’avoir rien à dire et personne à qui le dire. Ce temps-là était bel et bien fini. Cette compression intérieure avait pris fin en même temps que mon aptitude à creuser des puits où m’enterrer vive. J’avais à dire et cela n’a rien d’extraordinaire, chacun a quelque chose à dire. Mais les mots cherchaient la source plus que le canal, l’origine silencieuse qui ploie et ne rompt pas.

 

nouvel air

Très calmement je continuais de marcher vers le port. Les cris des vendeurs ambulants striaient l’air. Sur les étals, les poissons mouraient asphyxiés. Ils se contorsionnaient inutilement, s’épuisaient en vain. Par dessus eux les cris fusaient et parfois des rires. Le sol trempé d’eau salée, poisseuse, brillait comme une pièce précieuse sous le ciel brûlant, d’une beauté démente, insignifiante presque à force de perfection silencieuse. En plissant les paupières on pouvait plonger son regard droit vers le haut ou droit en face ou à ses pieds, indifféremment, l’intensité perceptive, qui dépassait de loin le visible incendiait le coeur. La joie qui irradiait de là jetait à genoux, pleine de grâce, et sans se suffire en elle-même, ne se consumait pas pour disparaître, mais alimentait un canal qui ressemblait à une nouvelle voie respiratoire.