la mémoire des astres

verre_deau.jpg

De temps à autre, il jetait vers elle un regard inquisiteur, elle feignait de ne pas s’en apercevoir. Ils étaient immobiles, comme si la distance de l’un à l’autre avait été comblée par un coussin d’ouate. Elle s’amusait de son indécision à lui, de son recours au monde pour le sauver d’elle. Mais sauver quoi et surtout, qui? Elle souriait. Il se noyait dans un verre d’eau qu’elle buvait avec délice. L’eau était intelligente, elle avait une mémoire, elle.

– Je veux la lune, dit-elle.

– Je n’ai que Mars sous la main, avoua-t-il.

– Va pour Mars, se réjouit-elle parce que c’était quand même une planète.

Entre eux, le coussin d’ouate acquérait une douceur magnétique au contact de leurs corps terrestres.

la conquête de l’espace

soucoupe.jpg

Il était debout au comptoir, une petite tasse blanche trônant sur sa sous-tasse touchait incidemment  le bout de ses doigts. On dit que la matière n’est pas réelle mais parfois, elle existe si puissamment les amants vont par deux à nos yeux, qu’on serait franchement soulagé de ne pas en avoir, d’yeux. Ou que la matière n’existe vraiment pas, sans tourner autour de la tasse. Je reconnais que cette considération inepte nous éloigne de notre brûlant sujet dont les doigts distraits frôlent incidemment une tasse qui n’existe pas. Nous voilà bien parti pour aborder le détenteur de ces doigts qui ne représentent – il faut le dire et on n’est pas au bout de nos peines – que le bout extrême d’un monde inconnu qui respire debout à un comptoir qui n’existe pas.

– Je suis bien aise que vous n’existiez pas, je n’aurais pas su quoi vous dire

– J’en suis bien aise aussi, je n’aurais pas su quoi vous répondre

Toutefois, il faut admettre que si la physique quantique nous permet d’y voir clair en nous aidant à comprendre ce qui nous excède – non pas ce qui nous énerve, ce qui nous excède – il est probable qu’elle ne nous soit d’aucune utilité dans certains cas, comme dans celui qui nous occupe en cet instant précis et puisque tout a lieu au présent, on peut imaginer une autre entrée en matière:

– Vous avez l’heure?

– Pas le moins du monde, le temps n’existe pas.

Nous voilà bien partis en effet et on ne va pas aller loin. Faisons un pas en arrière, telle une gracile danseuse qui ne se demande pas si elle existe, puisqu’elle danse:

– C’est à vous ces beaux yeux ou on vous les a prêtés pour la journée?

L’aspect incompréhensible du monde sommeille au creux d’une tasse.

le bel indifférent

paolo-roversi.jpg

En grand amateur de questions, il n’avait jamais pensé qu’il fût opportun de répondre à toutes celles qui se posaient à lui. Au contraire. Il aimait les questions bien souvent plus que les réponses qu’il ne pouvait s’empêcher toutefois de chercher mais il serait plus juste de dire, de trouver. Une question pourtant, continuait de venir toquer à son beau front et à la différence des autres questions, elle commençait à ne plus se suffire en elle-même, dérobant son attention au présent vivant, seule réalité désirable.

pour bien faire mille jours ne sont pas suffisants pour mal faire un jour suffit amplement (proverbe chinois)

IMG_8762 copia copia.jpg

Il fit un pas de côté et lui lança un coup d’oeil rapide.

– Tu ne me connais pas, je ne suis pas quelqu’un de fiable, dit-il surpris d’être lui-même.

Il songeait à tort qu’elle se tenait sur sa paume tandis qu’elle marchait, tranquillement ou presque, dans les allées tortueuses de sa propre vie. Il manquait à celle-ci d’être traversée d’un vent puissant qui eût défait bien des noeuds. Mais les allées tortueuses empêchaient les bourrasques de circuler librement sans perdre de leur force, justement. Elle regardait droit devant elle, ni soucieuse ni heureuse, ni patiente ni impatiente mais un peu comme un poisson se regarderait autour si tout à coup on le sortait de l’eau et qu’on le laissait là, à l’air, en lui faisant la leçon:

– Le matin on se lève et le soir on se couche, entre les deux, on mange.

C’est un peu comme chez moi, songerait-elle toute chose parce qu’elle commencerait à ne plus pouvoir résister plus longtemps sans respirer.

– Et n’en demande pas trop parce que cela risque de t’arriver, après quoi, c’est une autre paire de manche pour gérer l’infini avec une tête finie.

Mais le poisson à ce point de l’histoire serait déjà mort, il s’en faut bien moins. Et en le voyant immobile dans le caniveau, un enfant distrait lui aurait donné un petit coup de pied pour qu’il glisse dans la bouche ouverte des égouts.

la bête humaine

mau-egyptien.jpg

– Pour rien au monde je n’échangerais votre condition contre la mienne!
Elle riait de tout son coeur qui pourtant vascillait comme au seuil d’une vérité trop grande pour être seulement approchée. Ce que la vérité, toute personnelle – parce qu’il n’en est d’autre – a d’effrayant, a le visage étrangement fixe d’un Sphinx.
– La vôtre contre la mienne, voulez-vous dire!
Il riait aussi, conscient des limites toutes humaines que la vie leur imposait, comme une reine à ses sujets.
– Oui! C’est bien ça! Je n’échangerais pour rien au monde ma condition contre la vôtre!
Le ciel apparemment immobile au dessus d’eux avait la majestée des foules humaines réunies où bon leur avait toujours semblé, sur les places, dans les rues, au fond des caves, dans des cachettes de fortune, derrière de fausses parois, dans des appartements, des cuisines, des catacombes, des souterrains, des soupentes, au fond, c’était toujours la vérité toute personnelle qui s’y était réfugiée.

Il s’approcha d’elle, surpris par son étrangeté, elle lui semblait encore plus étrange qu’il ne l’était lui-même à ses propres yeux.