ailleurs si j’y suis

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Pinocchio s’était hissé sur la table. Il déplaça une assiette pour s’assoire à son aise. Il se servit un verre de vin et se mit à réfléchir.
– Tu bois du vin maintenant?
Il ne répondit pas, visiblement absorbé par quelque chose qu’il semblait chercher au travers du mur qui lui faisait face.
– Eh bien, tu n’es pas très bavard ce soir…
Il tourna vers moi un regard creux qui me traversa exactement comme si je n’y avais pas été. Ma surprise fut telle que je me retournai pour voir s’il y avait quelqu’un derrière moi. Je vis mon ombre effilée décrire un angle droit entre le parquet et la paroi sur laquelle elle s’élevait, indépendamment de moi.
– Tu ne dis rien? Tu es curieux ce soir, vraiment d’habitude c’est plutôt… je ne finis pas ma phrase parce que Pinocchio s’était hissé sur la table, il ressemblait à un monument grotesque à la gloire d’on ne savait qui. Il leva sa main de bois et comme il continuait de fixer le mur derrière moi, je me retournai à nouveau. L’ombre de sa main toucha l’ombre de mon épaule, suivit la courbe de mon cou et fit le tour de ma tête.
– Tu devrais aller voir ailleurs… il avait parlé sans détacher les yeux de nos ombres, la main suspendue. J’attendais avec impatience qu’il finisse sa phrase et n’osai souffler mot comme de crainte de souffler sur une flamme vacillante.
– Tu devrais aller voir ailleurs… continua-t-il sur le même ton étrange qui ne m’étonnait même plus, je n’étais plus à ça près.
– Tu devrais aller voir ailleurs si j’y suis, conclut-il et ses yeux brillants rencontrèrent enfin les miens qui se baissèrent sans que je comprenne pourquoi.

c’est la guerre

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– Quiconque l’a tué lui a tiré dans le dos! La télé est allumée et on entend de grandes choses. Dans une heure ce sera une véritable hécatombe.
– Vous avez nécessairement suivi le même parcours la nuit en question
– Il est impossible que le lieutenant Pick soit sorti en rampant de sa cachette!
Mais nous n’en doutions pas un instant. C’est tout à fait impossible. Et pourtant il l’a fait.
– Ce doit être arrivé à la moitié des prisonniers, nous devrions être orgueilleux d’être en vie, nous avons fait notre devoir, nous avons servi un pays!
Reste encore à savoir lequel. On ne le dit jamais bien sûr. On nous suggère ainsi que cela va de soi. On se sent même un peu bête de ne pas savoir à ce point de quel pays il s’agit. En tous les cas, on ne le dit pas. On compte sur notre bon sens. Le mien a déjà sauté par la fenêtre. Je me penche dans le vide pour l’appeler.
– Bon sens, bon sens viens ici je te promets que j’éteins la télé!
Mais il ne revient pas parce qu’on lui a déjà fait le coup et qu’il ne veut pas du tout servir le pays du lieutenant Pick.
– Colonel, pourriez-vous nous décrire la nature de votre rapport avec le lieutenant Pick?
Il va sans doute devoir avouer devant des millions de téléspectateurs incrédules que le lieutenant Pick qui pourrait être son fils, n’est autre que son grand-père. Contre toute vraisemblable vraisemblance.
Je me penche à nouveau par la fenêtre. Mon bon sens s’est assis sur la branche d’un arbre. Il me tire la langue.
– Avant de tirer la langue, retourne ta bouche sept fois dans ta tête! je crie dans la nuit pour qu’il m’entende mais il a perdu la tête qui est d’ailleurs toujours sur mes épaule et il continue de tirer la langue sans réfléchir.
– Capitaine, le colonel vous attend dans l’antichambre!
Mon dieu mon dieu. Capitaine!
– Mon dieu, les munitions ne sont pas à leur place!
– Et tu oses dire que je t’envahis? Pinocchio se tient devant moi les mains sur les hanches et le nez court. Ses yeux valent les balles du lieutenant Pick que je commence presque à regretter.
– C’est la guerre, dit la télé
– C’est la guerre, dis-je à Pinocchio pour qu’il soit sage.

le grand oubli

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Ça n’était pourtant pas simple de retrouver mon chemin dans les méandres de ma mémoire faillissante. J’oubliais juste, ce qui est tout naturel en l’occurrence, que je n’avais rien oublié et que tout était là, encore m’eût-il, exactement c’est comme ça qu’on dit, fallu trouver la bonne porte, c’est à dire ne pas la chercher puisqu’elle était là où je ne m’attendais pas.
En attendant je rougissais de ne plus savoir comment s’appelait cet homme qui avait découvert l’eau chaude. Mais ce n’est encore rien en regard de mon trouble lorsque je constatais que je ne me souvenais plus ni du nom de cette femme dont le travail m’avait bouleversée ni de la raison cruciale pour laquelle ce travail m’avait bouleversée. Et pourtant il en allait de l’histoire non moins que de la mienne qui s’inscrivait sur cette grande et mystérieuse page qu’un dieu insouciant tournait dans l’univers en regardant sa montre.
Parce que le temps pressait, le temps pressait. Il pressait contre nous tandis que ce dieu avait tout son temps et regardait sa montre machinalement, comme quelqu’un qui a tout son temps justement.
– Tu n’es pas fatigué de raconter des inepties?
– Pinocchio à cette heure tardive tu devrais déjà être au lit, et j’imitai le dieu qui avait tout son temps en jetant un regard nonchalent à ma montre.
– Oh si c’est pour ça… moi j’ai tout mon temps!
– C’est bien ce qui m’inquiète…
Pinocchio haussa les épaules comme à son habitude. Il se dirigea vers le balcon et s’appuya au parapet. Sans comprendre pourquoi je le suivis. Nous regardions le ciel en silence quand tout à coup il s’exclama:
– Ah j’oubliais!
– Quoi? j’étais suspendue à ses lèvres de bois.
Mais il était tant en avance sur son oubli qu’il disparut pour le rattraper.

faim

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J’étais tout à coup sans argument aucun et je me repliais dans mes derniers retranchements. Ils étaient pour le moins constitués de points d’interrogation gigantesques. Je les regardais flotter dans la pièce, au-dessus de la table dressée.
– Il n’y a rien, rien! En dehors de cette table, de cette maison, des autres maisons, des autres tables, rien! Et tout ça c’est de l’argent et sans argent, il n’y a rien!
Mon père tapait doucement du poingt sur la table pour appuyer ses propos. Les gigantesques points d’interrogation avaient heurté le plafond et je les observais perplexe. Je ne distinguais plus bien la pièce.
– Sans argent il n’y a rien!
On avait compris. Un point d’interrogation avait atterri contre mon verre et je tendis la main pour l’effleurer.
– Plus tard, il faudra bien que tu te trouves un métier, comme tout le monde!
Tout le monde trouvait donc un métier. Les points d’interrogations comblaient désormais les moindres recoins de la pièce, ils étaient devenus monstrueux. L’un d’eux, pressé contre mon visage commençait à m’empêcher de respirer. D’ailleurs, je suffoquais.
– Mais la flamme intérieure, je ne sais pas moi… le cosmos!
Le mot retomba sur la nappe, entre les verres. Il était minuscule, un peu ridicule même. Il se cogna à une fourchette.
– Le cosmos! Mais quand on a faim, on n’en a que faire, du cosmos!
À cet instant ma mère entrait dans la pièce, un plat de pommes de terres rôties fumantes dans les mains.
– Qui a faim? demanda-t-elle, candide.

des astres

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La Terre est une ellipsoïde de rotation c’est à dire une sphère un peu aplatie aux deux extrémités de son axe
– Tu l’as déjà dit!
– Oui mais tu m’avais déjà interrompu je te le rappelle
– Peut-être mais il est inutile de reprendre un discours que j’avais si bien conclu
– Très bien et de quoi devrais-je parler selon toi?
– Je ne sais pas, la Terre, la Terre, il n’y pas que la Terre dans l’univers
– Non en effet, il n’y a pas que la Terre
– Ah tu vois!
– Non justement
– Il n’y a pas que la Terre! Il y a d’autres mondes! Et personne ne te les amènera sur un plateau d’argent parce que les plateaux d’argent appartiennent à ce monde-ci!
– Pinocchio je ne sais pas comment te remercier, tu m’éclaires si souvent et si bien que je devrais t’élever un monument… dis-moi tu le fais exprès?
– De quoi?
– De me mettre les nerfs en pelote et sur un plateau d’argent, de surcroît?
Pinocchio haussa les épaules et je fis de même. Et pour comble dans le ciel de gros nuages cachaient les étoiles.