J’errais sur les trottoirs en proie à un doute qui m’affligeais. Je n’arrivais pas à en saisir la substance. Il s’insinuait sournoisement sous mes paupières et les faisait cligner de façon insolite. Mes mains hésitaient au bout de mes bras. Parfois je pouvais en agiter une pour m’assurer qu’elle fonctionnait bien. Les passants me dévisageaient et pointaient les yeux sur ma main folle. C’est à dire qu’ils ne me voyaient sans doute pas, absorbés qu’ils étaient tout à coup par cette main étrange.
– Dans quelle étagère? interrogeais-je mon souvenir qui déployait une longue liste d’objets bien ordonnés
– Si tu rangeais les choses à leur place, tu les retrouverais sûrement!
– Oh ça va Pinocchio… tu sais toujours tout mais tu te gardes bien de le dire… alors moi tu sais, tes sous-entendus, tes phrases à demi mâchonnées…
– Elles ne sont pas à demi mâchonnées
Il accéléra le pas tout à coup sur le trottoir où désormais la foule s’était faite dense. Je me hâtai à sa suite comme si je n’avais pu supporter l’idée de perdre sa trace.
– Elles ne sont peut-être pas à demi mâchonnées mais tu ne peux pas dire que tu sois très clair
– Je suis très clair même, comme la foudre
– Oui justement…
Il semblait à nouveau en colère. Décidément je n’avais pas mon pareil pour embrouiller les choses avec ce pantin.
Mes paupières pesaient tout à coup plus lourdement sur mes yeux qui s’accrochaient à l’asphalte humide et aux petits pieds de Pinocchio qui me devançait allègrement.
– Tant que tu penseras à faire de l’ordre sur tes étagères, tu erreras sur les trottoirs les paupières pesantes, voilà ce que je te mâchonne tout entier, moi.
Quand le sage pointe la lune l’imbécile regarde le doigt. Moi je regardais Pinocchio qui trottait devant moi et tirait sa langue invisible aux passants soucieux.
Catégorie : la curieuse compagnie
arsenic
J’étais silencieuse depuis un moment, accoudée à la balustrade et je regardais l’horizon sans rien fixer en particulier.
– Tu pourrais raconter l’histoire d’Arsenic
– L’histoire d’Arsenic?
– Oui l’histoire d’Arsenic, dans les escaliers
– Ah oui, tu crois?
– Sûr! Ce soir tu y pensais sans savoir pourquoi…
Nous étions enfants et la cage d’escalier était notre domaine, notre pays des Sept Horloges. Nous étions dans le hall du royaume.
Un enfant défia Arsenic.
– T’es pas cap’ de te pendre à la rampe dans le vide au dernier étage!
– Bien sûr que si, et Arsenic se tourna vers moi. Nous étions absolument complices. Nous nous mîmes en devoir de grimper les marches sans rien dire, les enfants nous suivaient d’un regard incrédule mêlé d’anxiété. Je me taisais. Je me demandais ce qu’Arsenic avait en tête. Tout à coup, elle se retourna vers moi moi et me confia en souriant Je vais pas me pendre dans le vide je leur fais juste croire que je vais le faire mais en attendant ils y croient!
– Pourquoi pas, pensai-je, et par dessus la rampe j’observais les visages silencieux des enfants qui ne quittaient pas des yeux notre lente ascension. Celui du petit garçon qui avait défié Arsenic était un peu plus pâle que les autres.
Nous étions enfin au dernier étage, en nous penchant par dessus la rampe qui tenait dans nos mains serrées, nous nous délections des petits visages de nos amis qui étaient levés vers nous. Un silence majestueux régnait sur le domaine des Sept Horloges.
– On les a bien eu! lançai-je à Arsenic et j’eus à peine le temps de voir son corps gracile escalader la rampe et passer du côté du vide. Elle se tenait là immobile et ajouta Je vais pas me pendre dans le vide je leur fait juste croire que je vais le faire!
– Oui oui, pensai-je, et en attendant ils y croir… le corps d’Arsenic pendait déjà dans le vide de la cage d’escalier.
Mes yeux s’étaient aggripés à ses deux petites mains qui serraient la rampe.
Nous étions à nouveau dans le hall et un silence glorieux flottait autour d’Arsenic qui regardait ailleurs.
la foudre ne tombe que sur les sommets

– Je ne vois pas du tout d’anguilles!
– Ah Pinocchio! Te voilà! Mais où étais-tu donc passé?
– Oh rien… de ci de là…
– Eh bien vois-tu, aujourd’hui, je ne t’attendais pas du tout.
Et je m’affairai tout à coup à classer des papiers comme si je n’avais rien eu de mieux à faire sur le globe en cet instant précis.
– Oh oui… je ne pensais pas venir… et puis je suis venu… comme ça…
– Comment comme ça? demandai-je immédiatement.
– Oh comme ça… rien… juste comme ça…
– Mais qu’est-ce que ça veut dire comme ça? Je ne sais pas moi… je suis là à compter les anguilles sous roche et tu apparais… je ne sais pas moi… une raison tu pourrais au moins l’avoir!
– Oh oui… je pourrais…
– Eh bien?
– Mais je ne l’ai pas.
– Très intéressant, merci de la visite, dis-je en guise de conclusion à une conversation qui n’avait que trop duré et qui commençait d’ailleurs à me faire tourner la tête.
Je me demandais pourquoi j’avais invoqué son retour et n’y comprenais décidément rien. Voire moins qu’avant qu’il ne fasse cette nouvelle entrée désastreuse en termes de clarté.
– Et puis ce soir, on jeûne, marmonnai-je pour toucher son talon d’Achille, tu as fait fuir toutes les anguilles, ajoutai-je en regardant l’eau trouble et la roche immobile.
la pêche aux moules
Qui va à la pêche perd sa place qui va à la chasse perd la mèche.
– N’importe quoi!
– Je ne te contredirai pas Pinocchio, je suis un peu fatiguée ce soir…
– Tu es allée à la pêche aujourd’hui?
– Oui, on peut dire ça comme ça.
– Qu’est-ce que ça veut dire on peut dire ça comme ça?
– Ça veut dire ce que ça veut dire, Pinocchio.
– Et comment on peut le dire autrement, si on peut le dire comme ça, autrement, comment on peut le dire?
– Tu dois forcément poser des questions ou on peut regarder les étoiles en silence?
– Je dois forcément poser des questions.
Je regardai les étoiles en silence, la nuit en était tout éclaboussée, elles riaient de se voir si belles en ce miroir.
– Pourquoi est-ce que tu mélanges toujours les histoires?
– Pourquoi est-ce que tu mélanges toujours les histoires?
Pinocchio haussa les épaules et me tourna le dos. Il n’avait pas son pareil pour troubler les eaux et tirer son filet du jeu.
le combat avec l’ange
Je me hâtais sur le chemin du retour, je regardais mes pieds, leur petite danse impeccable sur l’asphalte mouillé. Je croisai une ombre qui me demanda du feu. Je m’arrêtai et cherchai mon briquet dans la poche de mon manteau. Mes pieds étaient immobiles, parfaits, dociles. Ma main trouva l’objet immédiatement et il brilla dans l’obscurité quand la petite flamme se mit à danser au bout de mon poingt tendu.
– J’ai faim!
– Pinocchio non… vraiment, ça suffit!
La petite flamme se mit à trembler au bout de mon poingt tendu.
– Tu l’as déjà dit!
L’ombre s’approcha doucement.
– Pas avant de dormir les histoires de peur!
– Pinocchio laisse-moi tranquille!
Le halo de la flamme dansa sur un visage immobile.
– Ah ah elle est bien bonne celle-là! le halo de la flamme dansa sur un visage immobile! je ris, je ris!’
Ce fut plus fort que moi. Je décochai un coup de pied au pantin qui finit sur le carrelage, non sans avoir heurté le coin d’un fauteuil qui n’avait rien demandé.
Le halo de la flamme dansa sur un visage…
Mon pouce relâcha sa prise et l’obscurité m’empêcha de voir le visage de cette ombre qui disparut dans la foule qui hantait les trottoirs.
Non mais.
– Tu m’as fait mal…
– Tu l’as cherché
– Non… je l’ai trouvé! Tu ne peux pas en dire autant!